Air du temps
REFLEXION SUR L'EVOLUTION DU MONDE
1er novembre 2024
Puits océanique de carbone et zones économiques exclusives
Résumé :
Nous sommes sur une trajectoire de réchauffement climatique de +3,1°C à la fin de ce siècle. Pour changer de trajectoire il faut drastiquement modifier les plans d'action nationaux pour le climat visant à réduire les émissions de gaz à effet de serre, appelés "contributions déterminées au niveau national" (CDN). Celles-ci incluent actuellement les flux de carbone anthropiques terrestres (basés sur les activités humaines sur les continents), mais excluent le puits de carbone océanique des zones économiques. Pourquoi ?
Le Programme des Nations Unies pour l’environnement (PNUE) prévoit un réchauffement de 3,1°C à la fin du siècle si les contributions au niveau national (CDN) déterminées par les états eux-mêmes et visant à réduire les émissions de gaz à effet de serre ne sont pas renforcées drastiquement[1]. Celles-ci incluent actuellement les flux de carbone anthropiques terrestres (basés sur les activités humaines sur les continents, voir "Air du temps" du 1er juillet 2024), mais excluent le puits de carbone océanique des zones économiques.
Wilfried Rickels de l’institut pour l’économie mondiale à Kiel[2] a récemment montré que le puits océanique de carbone contribue à augmenter la valeur économique des nations et à réduire le coût des politiques de lutte contre le changement climatique. Les chiffres évoqués donnent le tournis. Le puits de carbone océanique annuel participe à la richesse inclusive des pays pour une somme estimée entre 279 et 2 165 milliards d’euros. Le coût global des politiques climatiques nationales pourrait augmenter de 79 milliards d’euros si le puits océanique de carbone perd 10% de son efficacité.
Il y a donc un enjeu majeur à ce que les nations tiennent compte de leur puits marin de CO2. Mais comment l’estimer ?
Figure 1.
Zones Economiques Exclusives (ZEE) dans les zones délimitées par l’Organisation hydrographique Internationale (IHO). Crédit : Nathalie De Hauwere.[3]
Le puits océanique de CO2 est de 2.8 (± 0.4) Gt-C (giga ou milliards de tonnes de carbone) pour l’océan mondial pour une superficie totale de 361 Mkm2 (millions de kilomètres carrés). Rickels et ses collaborateurs (référence 1) le répartissent proportionnellement à la surface des zones économiques exclusives (ZEE[4], Figure 1) d’ensembles nationaux agrégés, le cas échéant en incluant les zones situées outre-mer (Figure 2). Le total pour ces 10 ensembles est de 2,4 Gt-C/an, le reste (0,4 Gt-C/an) étant distribué entre les autres nations.
Figure 2. Répartition du puits océanique de CO2 (en millions de tonnes de gaz carbonique par an) entre les 10 états (ou agrégation d'états) importants quant à leur ZEE. EU= Union européenne à 29 états en y agrégeant la Norvège et l’Islande ; USA= États-Unis ; AUS = Australie ; GBR= Grande-Bretagne ; RUS=Russie ; IDN=Indonésie ; CAN=Canada ; NZL=Nouvelle-Zélande ; JPN=Japon ; KIR=Kiribati. Les territoires situés outre-mer de ces ensembles sont en vert. Crédit : Rickels et al. (référence 1)
Mais ceci n’a pas beaucoup de sens. En effet environ 60 % du puits total ainsi distribué correspond à des zones de haute mer qui ne relève pas stricto sensu des ZEE (voir ci-dessous). Ces zones de haute mer relèvent plutôt de celles faisant l’objet de la négociation internationale dite « BBNJ » (Biodiversité Beyond National Jurisdiction) menée sous l’égide de l’ONU et qui a abouti à un accord international en juin 2023[5].
C’est en tout cas le point de vue adopté par Laurent Bopp et l’équipe qui a récemment publié un article[6] intitulé « Compter sans rendre de compte : les limites à l’intégration du puits de carbone océanique dans les contributions déterminées au niveau national (CDN)». Basé sur un modèle biogéochimique océanique global à haute résolution ainsi que sur les observations disponibles, il illustre les raisons pour lesquelles l’intégration du puits de carbone des ZEE dans les CDN est problématique. Ce modèle estime le puits de carbone océanique à 2.62 Gt-C an-1 (très proche donc de celui de la référence 1) dont 35% est absorbé dans les ZEE (figure 1) et 65 % dans l’océan ouvert (hors ZEE), Figure 3.
Figure 3. a- les aires des zones économiques de l’océan (en millions de kilomètres carrés) ; b- leurs contributions totales et respectives au puits océanique de gaz carbonique, ici exprimé en milliards de tonnes de CO2 par an (Gt-CO2 an-1). Pour passer au Gt-C an-1 multiplier par 0.273. Ainsi le puits de 0.21 Gt-CO2 an-1 de la ZEE France correspond à un flux de 0.06 Gt-C an-1)
Le puits « français » de CO2 anthropique
Figure 4. Évolution du puits net de CO2 anthropique de la zone économique exclusive française (21 territoires français agrégés à travers les différents océans) en valeur absolue et en valeur relative (par rapport au puits total des ZEEs). Crédit Berger et al. (2024) (référence 5)
Berger et ses collaborateurs (référence 5) se penchent en particulier sur le cas de la ZEE française (environ 10 millions de km2 soit pratiquement 3% de l’océan mondial). Le puits de CO2 d’origine anthropique de la ZEE française est calculé en agrégeant les flux dans le territoire métropolitain et dans ceux des territoires outre-mer (en Océan Atlantique, Indien et Pacifique). Il est de 0,06 Gt-C an-1 (soit 2% du puits total de CO2 et environ 7% du total ZEEs). En 40 ans (Figure 4), il s’est accru de 140 à 225 millions de tonnes de CO2 par an (soit 38 à 61 millions de tonnes de carbone par an), en particulier en raison du poids de la Polynésie française, de la Nouvelle-Calédonie, des îles de l’océan Austral et de Clipperton. À noter la décroissance relative observée en 2016 (Figure 4 b, résultant d’une diminution de ce puits dans 7 des 21 territoires concernés. Les chiffres donnés dans cette étude sont cependant dotés de larges incertitudes en raison d’un nombre insuffisant de mesures quant au suivi du puits de CO2 dans plusieurs des territoires concernés.
Répartition du puits océanique de CO2 dans les ZEE au niveau global
Figure 5. Sur le fond de carte de la Figure 1 est représentée la répartition du puits anthropique annuel moyen de CO2 à l’échelle de l’océan mondial sur la période 2011-2020. Ce flux est exprimé en gramme de CO2 par mètre carré et par an ; multiplier par 0.27 ou pratiquement diviser par 4, pour transformer en gramme de carbone par mètre carré et par an. (Crédit : Berger et al. 2024, référence 5).
En fait, comme le montre la Figure 5 (référence 5) le puits océanique de CO2 est très actif dans les régions de hautes latitudes, en particulier pour l’océan Atlantique nord et dans l’océan Austral. L’océan Austral et les océans polaires accueillent au total 80% du flux total anthropique, d’où l’importance par exemple des îles australes pour la France de ce point de vue. Les fortes différences du puits de CO2 à l’échelle des régions définies par l’IHO (figure 1) font que la démarche adoptée par Rickels et al. (référence 1) est très critiquable.
Figure 6. Évolution comparée du pH (indicateur de l’acidité de l’océan, en échelle logarithmique) dans les eaux du large de l’Atlantique et du Pacifique (échelle de pH de 8.2 à 8.0 de 1990 à 2020), et dans l’eau côtière de la rade de Brest (en ordonnée pH : de 8.5 à 7.2 ; en abscisse : années de 2002 à 2024). Source IPPC (référence 7 et ouvrage[1]) et données SOMLIT-Brest (IUEM).
Et les zones côtières ?
Finalement, il est frustrant de constater que si l’on peut définir une stratégie de transition pour amoindrir les flux anthropiques nets de CO2 anthropique sur le continent[1], il n’est pas actuellement possible de le faire pour l’océan, en tout cas à l’échelle des ZEE.
Il nous faut pourtant inciter les nations riveraines des mers et océans à réduire leurs rejets carbonés dans les mers côtières, rejets qui après dégradation bactérienne se traduisent par une augmentation des flux de CO2 anthropiques et à une « acidification » de l’océan.
Les observations actuelles (Figure 6) montrent ainsi qu’à la sortie de la rade de Brest le pH (il mesure l’état d’acidité de l’océan) a décru de 0.3 unité en 20 ans alors que le pH des stations situées au large dans les océans Atlantique et Pacifique décroissait d’environ 0.03 unité depuis les années 1990 (Figure 6). Si dans les eaux océaniques, la diminution du pH a pour principale origine l'augmentation des quantités de CO2 présent dans l'atmosphère et absorbées par l'océan, dans les mers côtières se rajoutent des apports directs de carbone venant des continents.
Nous devons drastiquement réduire ces apports continentaux si nous voulons arrêter de perturber les écosystèmes côtiers.
À suivre décidément.
[2] W. Rickels et al. (2024) The ocean carbon sink enhances countries’ inclusive wealth and reduces the cost of national climate policies. Communications earth & environment, https://doi.org/10.1038/s43247-024-01674-3
[3] https://www.marineregions.org/gazetteer.php?p=image&pic=64930
[4] Une zone économique exclusive (ZEE) est, d'après le droit de la mer, un espace maritime sur lequel un État côtier exerce des droits souverains et économiques en matière d'exploitation et d'usage des ressources naturelles. Elle s'étend à partir de la ligne de base de l'État jusqu'à 200 milles marins (370,42 km) de ses côtes au maximum ; au-delà, il s'agit des eaux internationales.
[6] Unaccountable counting: the folly of incorporating open ocean carbon sinks in Nationally Determined Contributions. Manon Berger, Adrien Comte, Lester Kwiatkowski,Laurent Bopp. Comptes Rendus. Géoscience, Volume 356 (2024), pp. 123-137.
[7] Paul Tréguer. L’océan est-il le maître du climat ? éditions Apogée (2024).