Air du temps
REFLEXION SUR L'EVOLUTION DU MONDE
1er mai 2024
Altérité
« C’est vous les sauvages »
Jean-Marie G. Le Clézio Identité nomade, 2024
« Parce qu'à prononcer vos noms sont difficiles
Nul ne semblait vous voir Français de préférence »
Leo Ferré, L’affiche rouge, 1961
Résumé :
Alors que la natalité explose en Inde et en Afrique, plusieurs pays d’Europe et d’Asie sont engagés dans un déclin démographique. Ils manquent de personnels dans plusieurs secteurs économiques et doivent donc faire appel aux immigrés, dont la culture, la civilisation peut être différente. Pourtant, partout dans le monde se développe un déversement d’agressivité vis-à-vis de l’autre, l’infidèle, l’étranger, le rival, le marginal. Pour maîtriser cette peur de l’autre, de l’altérité, il est devenu vital de promouvoir le dialogue des cultures, le respect des valeurs et de la diversité des peuples, si l’on veut avoir une chance de nourrir des processus de paix.
Le 21 février 2024, la France accueillait Missak et Mélinée Manouchian au Panthéon. Ces deux célèbres résistants faisaient partie du groupe Francs-Tireurs Partisans, Main-d’œuvre Immigrée (FTP – MOI). Deux mois plus tard, le 16 avril, elle rendait hommage aux combattants du plateau du Vercors où, en juin 1944, plus de 3 900 combattants, parmi lesquels 52 tirailleurs « sénégalais » (africains)[1] et des lycéens polonais, tentaient de résister aux forces allemandes et à la milice de Pétain. La France honore ainsi le rôle majeur des immigrés et des étrangers dans la lutte contre le nazisme et le fascisme. Pourtant, en France et en Europe, ces derniers n’ont plus la côte[2]. Les forces d’extrême-droite qui les rejettent n’hésitent pas à parler de « submersion » de l’Europe par l’immigration. Qu’en est-il exactement ? L’immigration est-elle un phénomène nouveau ? Les réseaux sociaux sont – ils en train de ressusciter les mentalités tribales qui excluent toute différence, toute altérité ? Réseaux « sociaux » ou réseaux « tribaux » ?
Le paradoxe de l’Union européenne
Figure 1 :
Bilan naissances, décès dans l’Union Européenne (UE) en 2019 (en % du total d’état civil). Dans l'UE, onze États membres ont enregistré un changement naturel positif et seize États membres ont enregistré un changement naturel négatif. La situation ne s’est pas améliorée depuis.
Alors que la natalité explose en Inde et en Afrique, plusieurs pays d’Europe et d’Asie sont engagés dans un déclin démographique avec un nombre de naissances annuelles inférieur au nombre de décès (Figure 1). En 2021, le nombre de décès a continué d'augmenter (environ 5,3 millions à l'échelle de l'UE27) et a encore surpassé les naissances (environ 4,1 millions). Le déficit du solde naturel (d'un peu plus de - 1,2 million, contre un demi-million en 2019) s'en trouve accentué.
Les tentatives de relance de la natalité ne sont guère couronnées de succès. Aussi, pour faire tourner leur économie plusieurs pays européens ouvrent désormais leurs frontières à l’immigration, du moins sélectivement, pour pourvoir aux emplois non pourvus. Même la nation de Viktor Orban. Elle envoie ses ambassadeurs en Asie pour inviter les populations à venir travailler en Hongrie, où le gouvernement a fait adopter une loi pour faciliter l’arrivée de travailleurs « invités ». Mais leur droit de séjour sera limité à deux ans et ils n’auront pas droit de faire venir leurs familles[3].
Figure 2 :
Augmentation d’un facteur 2 des titres de séjour accordés en UE aux étrangers de 2013 à 2022 (source : référence 1).
Dans l’Union Européenne (UE), le nombre de premiers titres de séjour a spectaculairement augmenté de 2013 à 2022 (Figure 2). La Pologne se tourne également vers les asiatiques (Inde, Pakistan, Népal, Bangladesh, …), pendant que la Belgique courtise les travailleurs mexicains et indiens. L’UE s’est dotée d’une « carte bleue » pour attirer les travailleurs qualifiés détenant au moins un master et disposant d’un contrat de travail dans l’un des pays de l’Union. En 2002, 82 000 personnes étaient titulaires de cette carte bleue (référence 1).
Quand l’Europe envahissait le monde
En 2021, sur les 447,3 millions d'habitants des 27 pays de l'Union européenne (UE27), 37,5 millions sont étrangers et 55,4 millions sont nés dans un pays étranger, soit respectivement 8,4 % et 12,4 % de la population européenne. Il n’y a vraiment pas de quoi de parler d’invasion. Mais l’extrême droite ne reconnaît pas les faits réels et ne retient que ceux qu’elle invente pour les besoins de son fonds de commerce électoral. Selon l’agence Frontex de l’UE, en 2023, quelque 380 000 personnes sont entrées de façon irrégulière. C’est peu pour une population totale de 450 millions d’habitants, et cela représente moins de 1% de tous les franchissements de frontières de l’UE pour l’année 2021. Malgré cela, à l’approche des élections européennes (6 et 9 juin 2024), après neuf ans de débat, L’UE vient d’adopter « un pacte migratoire » décidant d’un durcissement sans précédent de la gestion migratoire[4].
En France, depuis le début des années 2000, les flux migratoires continuent de se diversifier, tandis que l’immigration intra‑européenne est facilitée par la libre circulation dans l’espace Schengen. En 2019, 272 000 immigrés sont arrivés en France pour une durée d’au moins un an. Parmi eux, 41 % viennent d’Afrique, 33 % d’Europe, 15 % d’Asie et 11 % d’Amérique et d’Océanie.
En l’espace de dix ans, la part des nouveaux immigrés originaires d’Afrique, hors Maghreb, augmente nettement (20 % en 2019, contre 14 % en 2009), tandis que celle des immigrés originaires d’Europe, hors Europe du Sud, diminue (23 % en 2019, contre 32 % en 2009) [5].
Figure 3 :
Flux migratoires à l’échelle mondiale avant 1910.
Il n’y a pas si longtemps ce sont les Européens qui envahissaient la Terre entière, sans demander l’avis aux populations indigènes (Figure 3).
La diversité des cultures à l’échelle mondiale
En 2003, James Fearon, professeur à l’université Stanford, a établi un indice de fractionnement ethnique par pays, en fonction de la diversité des ethnies, des langues et religions qui y sont pratiquées. A noter les contrastes entre, d’un côté le Portugal, le Japon et des deux Corées ethniquement très homogènes, et de l’autre, les pays de l’Afrique équatoriale et tropicale qui présentent une grande diversité ethnique selon les critères retenus par Fearson. Si l’Australie apparaît ethniquement homogène au 21ème siècle (Figure 4) c’est parce que les Européens ont décimé les populations indigènes.
On voit qu’au début du 21ème siècle sauf exception, l’Europe n’est nullement caractérisée par une grande diversité ethnique.
Figure 4 :
Pays classés par niveau de diversité ethnique et culturelle (James Fearon, 2003). Un facteur de fractionnement ethnique (ethnic fractionalization) égal à 0 signifie une population totalement homogène. Par opposition un facteur égal à 1 signifie une population à très haut degré de diversité ethnique (source : Wikipedia).
Dans l’Union Européenne d’aujourd’hui, les postulants à l’immigration sont en général d’une autre culture (religion, droit des femmes, habitudes patriarcales…), éventuellement peu compatible avec celle des pays d’accueil, alimentant les peurs et le rejet des autres. Paradoxalement, avec la globalisation des échanges, se généralise l’imperméabilité des cultures et des civilisations, largement encouragés par les réseaux sociaux qui visent volontiers à reconstituer des tribus[6]. La reconnaissance de l’altérité et le dialogue des civilisations sont-ils en train de s’évaporer ? A coup de réseaux sociaux sommes-nous en train de revenir à l’âge tribal ?
Choc ou dialogue des civilisations ?
L’un des intérêts de l’Organisation des Nations Unies (ONU), fondée en 1945, est de constituer un forum mondial majeur où les pays peuvent soulever des questions, discuter des problèmes les plus complexes et tenter d’y apporter une réponse commune. Dans le contexte de la généralisation des conflits armés et de l’extension de régimes d’apartheid elle avait proclamé l’année 2001 comme celle du « dialogue entre les civilisations ». Triste symbole, cette année-là a précisément été celle des attentats du « 11 septembre », caractérisée par une montée en puissance du discours de la violence et de la guerre au détriment du discours de la paix et du compromis.
René Lenoir (1927-2017), le père du sociologue Frédéric Lenoir, critiquait la thèse du choc des civilisations[7], mettant en lumière les causes des principaux enjeux et tensions de la fin du 20ème et du début du 21ème siècle : résurgence de l’Islam, montée en puissance de la Chine et de l’Inde, poursuite de la tentation impérialiste des USA, cassure nord-sud, conflits sur les ressources biologiques et minières. L’actualité quotidienne nous montre en permanence comment la peur conduit souvent à déverser de l’agressivité sur l’autre : l’infidèle, l’étranger, le rival, le marginal. Cette violence est dans les gènes d’Homo sapiens. La culture a essayé de l’apprivoiser. René Lenoir écrivait en 2004 que si nous n’essayons pas ensemble de dépasser cette violence, elle ressurgira par un dictateur, un savant fou, ou un groupe d’exaltés. Depuis cette date de nombreux exemples actuels ont hélas étayé cette thèse.
Le passage à l’acte en matière de transition écologique et énergétique se heurte désormais, notamment en Europe, aux corporatismes catégorielles et nationalistes. Il est devenu vital de promouvoir le dialogue des cultures, le respect des valeurs et de la diversité des peuples, si l’on veut avoir une chance de nourrir des processus de paix en Ukraine, en Palestine, par exemple, et dans plus de 15 conflits armés ancrés en Afrique, et notamment en République démocratique du Congo, au Cameroun, en Éthiopie, au Mozambique, au Mali, au Burkina Faso et au Soudan du Sud.
Figure 5 :
Carte des pays du monde par catégorie d’indice de développement humain (IDH), selon l'ONU, en 2021. Foncé : 0.800–1.000 (très élevé), soutenu : 0.700–0.799 (élevé), normal : 0.555–0.699 (moyen), léger : 0.350–0.554 (faible) ; grisé : données indisponibles (Crédit : Wikipedia).
Le développement économique de l’Afrique, dont la plupart des pays présentent un indice de développement humain[8] peu élevé, devrait être une priorité pour ce siècle (Figure 5). Ce serait la meilleure façon de limiter le mouvement d’immigration africain vers l’Europe. En fait, l'économie africaine devrait connaître l'un des taux de croissance les plus élevés au monde en 2023, juste derrière l'Asie émergente. Mais, malgré une croissance économique régulière depuis deux décennies et des opportunités d'investissement considérables, l'investissement mondial s'est détourné de l'Afrique, conséquence de la guerre en Ukraine, mais aussi des coups d’Etat au Sahel. Les investissements directs étrangers (IDE) vers le continent sont passés de 12 % du total mondial en 2017 à moins de 6 % en 2021, contre 15 % pour l'Asie en développement et 10 % pour l'Amérique latine et les Caraïbes. Le déficit de financement global de l'Afrique s'est aussi creusé, également en raison de la pandémie de COVID-19, des répercussions mondiales des conflits et de l'impact du changement climatique. Organisé par le Centre de développement de l'OCDE et la Commission de l'Union africaine, un forum s’est tenu en novembre 2023. Il a offert une nouvelle opportunité aux membres de l’OCDE de maintenir un dialogue, à haut niveau mais informel à la fois, avec les dirigeants africains et tous les acteurs du développement du continent.[9]
Homo sapiens a décidément quelques difficultés à sortir des mentalités tribales. Ceci est particulièrement vrai dans des pays dont la vie quotidienne est basée sur des régimes d’apartheid. Au 21ème siècle, les Etats-Unis d’Amérique peinent à dépasser leur tragique histoire raciste pluriséculaire, et Israël a évolué vers un régime d’apartheid[10]. A la fin du 20ème siècle, il faut noter l’initiative positive des différentes populations de l’Afrique du sud, pour la reconnaissance par les uns et les autres de leur altérité. Sous la présidence de Nelson Mendela (1994-1999), la « Commission de la vérité et de la réconciliation », présidée par Mgr Desmond Tutu, a permis la confrontation de 22 000 victimes de l‘apartheid et de leurs 7 000 tortionnaires[11].
Pour terminer par un autre message d’espoir, cette fois, pour l’Union Européenne au 21ème siècle. Les 20 et 21 janvier 2024, contre la xénophobie viscérale de l’AFD, parti d’extrême droite, plus de 1,4 million de personnes ont manifesté en Allemagne[12].
La culture, sous toute ses formes, est un moyen puissant de découverte de la diversité des autres, de l’intérêt de l’altérité. Hermann Goering, de sinistre mémoire, disait : « Quand on me parle de culture, je sors mon revolver ». Jean-Marie G. Le Clézio lui répond : « S’il n’y a pas la culture, c’est la violence des armes qui parle. »[13]
1. https://www.persee.fr/doc/homig_1142-852x_2008_num_1276_1_4802
3. La Monde du 7 février. « Face à la pénurie de main d’’ouvre, les pays de l’UE optent pour l’ « immigration choisie » par Cécile Chambaud.
5. Immigrés et descendants d’immigrés en France Insee Références Édition 2023
6. Giuliano da Empoli. Les ingénieurs du chaos. JC Lattès (2019)
7. René Lenoir (2004). Choc ou dialogue des civilisations ? la force émergente de la Société Civile
8. L'indice de développement humain ou IDH est un indice statistique composite visant à évaluer le taux de développement humain des pays du monde (il se fonde sur le PIB par habitant, l'espérance de vie à la naissance et le niveau d'éducation des enfants de 17 ans et plus).
9. https://www.oecd.org/fr/developpement/forum-afrique/programme/Agenda-Forum-Afrique-2023.pdf
11. https://www.radiofrance.fr/franceculture/podcasts/serie-afrique-du-sud-des-histoires-a-reconcilier
13. Jean-Marie G. Le Clézio. Indentité nomade. Robert Laffont (2024).