Air du temps
REFLEXION SUR L'EVOLUTION DU MONDE
1er février 2024
Faut-il ou non stocker le gaz carbonique ?
Résumé :
La COP 28, en s’engageant dans la réduction de l’usage des combustibles fossiles, met également en avant l’intérêt du stockage du gaz carbonique. L’Europe est en pole position. La Norvège a inauguré cette pratique à petite échelle depuis 1996 sur le site Sleipner en mer du Nord. En 2023 le Danemark a lancé un projet qui devrait permettre de stocker vers 2030, dans les anciens gisements, jusqu'à 8 millions de tonnes de CO2 par an, équivalent à 10% des émissions danoises. L’originalité réside dans le fait que le Danemark ouvre à l’Europe ses portes pour le stockage de CO2. Les Pays-Bas s’engagent également dans cette voie. Que faut-il en penser ? Est-ce ou non une pratique recommandable pour atteindre plus rapidement la neutralité carbone ?
Figure 1 : Différents procédés mettant en œuvre les propriétés de l’océan sont envisagés pour retirer du CO2 de l’atmosphère et le stocker, par les techniques dites « d’émissions négatives de carbone »[1]. Pour la plupart d’entre elles il s’agit de fertiliser l’océan pour améliorer le pompage du CO2 atmosphérique par photosynthèse des algues microscopiques ou macroscopiques. Mais il peut s’agir aussi de récupérer le CO2 émis par les activités humaines et de le stocker dans les sédiments marins. Ce dont parle cet Air du temps.
À la COP 28, deux cents pays se sont donc engagés dans la réduction de l’usage des combustibles fossiles avec pour objectif d’atteindre la neutralité carbone. Recherche du profit à court terme oblige, les pays de l’OPEP, qui n’admettent pas l’arrêt de l’utilisation du fuel et du gaz, mettent en avant l’intérêt du stockage du gaz carbonique. Une façon de gagner du temps. Que faut-il en penser ? En fait, l’Europe a déjà une longue pratique en la matière et des initiatives majeures viennent d’être prises par des pays qui sont engagés vers la neutralité carbone et qui ont fortement développé leur capacité en matières d’énergies renouvelables.
Capture des rejets et stockage du CO2
La combustion des hydrocarbures (gaz ou fuel) libère du CO2, gaz à effet de serre. Au lieu de le libérer dans l’atmosphère on peut le capter puis l’enfouir dans une formation géologique continentale (2). On peut aussi le stocker dans les sédiments marins profonds dont proviennent les ressources énergétiques fossiles, ce que je présente ici. La technologie pour le réaliser a été mise au point par les compagnies gazières. Elle est opérationnelle. Depuis plus de quarante ans, au site Sleipner, la société Equinor exploite des gisements de gaz naturel (méthane) en mer du Nord. Au gaz naturel est en fait associé de petites quantités de gaz carbonique (jusqu’à 9,5%) qu’il faut capter avant de pouvoir utiliser le méthane.
Figure 2. Depuis 40 ans la société Equinor extrait le méthane en mer du Nord. Le CO2 associé au méthane doit être capté. Au site Sleipner, au large de la Norvège, au lieu de rejeter le CO2 dans l’atmosphère, il est réinjecté dans les sédiments profonds à environ 1000 m de profondeur (crédits : Equinor et [3).
Depuis 1996, la société Equinor capte ce gaz carbonique et le réinjecte dans les gisements sédimentaires profonds d’où proviennent les ressources fossiles (Figure 2). Vingt-deux millions de tonnes de CO2 ont été récupérés et stockés à ce jour. L'opération se fait en comprimant le gaz à une pression d'environ 60 bars, ce qui le met dans un état supercritique : il est dense comme un liquide mais se comporte comme un gaz. Il est alors conduit par des tuyauteries à la plate-forme principale, où il est injecté dans un aquifère salin, une couche géologique située à plus de 800 m de profondeur (Figure 2). Un million de tonnes sont ainsi enfouies chaque année. Les observations réalisées par des géologues indépendants (3) montrent que le stockage est étanche. La Norvège taxant le rejet de CO2 dans l’atmosphère, le captage et le stockage de CO2 par cette méthode s’avèrerait rentable (4) mais reste critiquée par des écologistes (5). En 2023, forte de son savoir-faire en matière de captage et de stockage sous-marin de CO2, la Norvège construit à Oygarden (près de Bergen) les premières infrastructures pour commercialiser ce savoir-faire et de l’ouvrir au reste de l’Europe (6).
Plus de 200 projets de captation et de stockage sont actuellement opérationnels ou en développement dans le monde.
Pour ceux qui veulent en en savoir plus, voici un lien pour récupérer un documentaire de 870 Mb (à ouvrir via VLC) que j’ai réalisé avec les chercheurs du Réseau Européen d’Excellence EUR-OCEANS (2005-2008).
Il est intitulé : « Faut-il manipuler l’océan ? »
https://ubocloud.univ-brest.fr/s/CAyyAX3SgdxTSRW
Le Danemark ouvre une première mondiale
Figure 3. Distribution des formations géologiques du Danemark entre 800 et 3000 m considérées comme optimales pour l’injection de CO2[7]. Google maps du Danemark et des Pays-Bas.
Le Danemark (5, 9 millions d’habitants, 42 952 km², soit 1, 2 fois la Bretagne à 5 départements) a longtemps bénéficié de ressources d’énergie fossiles (pétrole et gaz naturel) mais elles sont en voie d’épuisement, aussi s’est-il lancé, voici près de 30 ans dans le développement d’énergies renouvelables. En 2020, elles assuraient plus de 42% de ses ressources énergétiques primaires locales et importées, provenant pour 32% de la biomasse-déchets et de 10% du solaire-éolien (8). L’objectif du Danemark est d'atteindre 100 % d'énergies renouvelables en 2050 (8). La consommation danoise d'énergie primaire par habitant était, en 2019 supérieure de 46 % à la moyenne mondiale, mais inférieure de 24 % à celle de la France et de 22 % à celle de l'Allemagne. Du fait de son utilisation encore importante de combustibles fossiles, surtout de pétrole, le Danemark émettait 4,87 tonnes de CO2 par habitant en 2019 (émissions de CO2 liées à l'énergie), 11 % au-dessus de la moyenne mondiale, 12 % au-dessus de la France et 49 % au-dessus de la Suède, mais 37 % au-dessous de l'Allemagne (8).
Dans le cadre de la transition énergétique et écologique le Danemark se préoccupe d’améliorer son bilan carbone. Il a inauguré le 8 mars 2023 (9) (10) un site de stockage du dioxyde de carbone à 1800 m dans les sédiments de la mer du Nord. Cette technique a pour objectif de capter le CO2, principal responsable du réchauffement climatique, puis de l'enfouir "dans une formation géologique pour éviter qu'il soit présent dans l'atmosphère", résume l'Agence de la transition écologique (Ademe) dans un avis technique (document PDF) sur le sujet. Afin de capturer le dioxyde de carbone, différentes méthodes peuvent utilisées. La technique mise en œuvre à l'échelle industrielle est celle de post-combustion par absorption aux solvants. Concrètement, il s'agit d'utiliser des solvants pour extraire le gaz à effet de serre de fumées après une combustion. Vient ensuite le transport de ce CO2 vers son site de stockage, qui peut être réalisé en train, en bateau ou par canalisation. Le processus est réalisé en trois étapes : le captage, le transport de CO2 puis son stockage géologique. Le CO2 capté dans l’atmosphère pourra être acheminé depuis l’étranger, ce qui est inédit, puis enfoui sous les fonds marins. Le projet réutilise les infrastructures d’un ancien gisement pétrolier (4).Conduit par la société chimique britannique Ineos et l'énergéticien allemand Wintershall Dea, le projet vise à stocker vers 2030 jusqu'à 8 millions de tonnes de CO2 par an, l'équivalent de 1,5% des émissions françaises ou 10% des émissions danoises.
La particularité de Greensand est sa grande capacité de stockage. Aussi, contrairement aux sites existants qui séquestrent le CO2 d'installations industrielles voisines, il peut accueillir le CO2 produit par d’autres pays d’Europe.
Les Pays-Bas suivent
Figure 4. les bassins sédimentaires des pays de l’Europe du Nord, montrant le grand potentiel des sédiments de la mer du Nord pour le stockage du CO2[11].
Les Pays-Bas (18 millions d’habitants, 41 530 km2). Les émissions de gaz à effet de serre liées à l'énergie aux Pays-Bas sont parmi les plus élevées en Europe : 6,61 tonnes d'équivalent CO2 par habitant en 2022, supérieures de 55 % à la moyenne mondiale et de 64 % à celle de la France, mais inférieures de 8 % à celles de l'Allemagne. Elles décroissent toutefois de 35 % depuis 1990. Le gaz naturel est responsable de 42 % de ces émissions, le pétrole de 36 % et le charbon de 18 %.
Dans le contexte de la transition énergétique et écologique, Les Pays-Bas s’engagent également dans la voie ouverte par la Norvège et le Danemark, s’inspirant décidément des Trois Mousquetaires d’Alexandre Dumas. L’initiative Porthos (12) vise à enfouir 37 millions de tonnes de dioxyde de carbone, dans un ancien champ gazier de la mer du Nord, à 3 kilomètres de profondeur. Des émissions provenant des usines Shell, ExxonMobil, Air liquide ou Air Products du port de Rotterdam. Il est géré par les sociétés Gasunie et Energie Beheer Nederland. Analogue au projet du Danemark, le CO2 collecté est acheminé vers une station de compression à très haute pression avant de le transporter par pipelines vers des plates-formes en mer et, finalement, de l’injecter dans les formations géologiques marines. En 2021, Total, Shell et d’autres acteurs se sont engagés sur un second projet du même type, baptisé Aramis (13). Des synergies sont prévues entre Aramis, Porthos, et Athos, une troisième initiative.
Conclusion
Les projets norvégiens, danois, et néerlandais sont une goutte d'eau dans l'immensité des émissions de gaz à effet de serre, qui se sont élevées à 3,7 milliards de tonnes en 2020 dans l'Union Européenne. Mais, étant donné, l’urgence climatique, il ne faut négliger aucune voie pour parvenir à la neutralité carbone le plus rapidement possible. A condition de s’assurer que le stockage dans les sédiments marins est étanche, mission à confier à des experts indépendants des industriels gaziers et pétroliers, c’est une pratique recommandable.
À travers le monde, il existe désormais près de 200 initiatives de capture et de stockage terrestre et marin du gaz carbonique, dont 30 en service et 164 à un stade de développement plus ou moins avancé. L’Agence Internationale de l’énergie (14) calcule, qu'une fois achevés, ces projets permettraient le captage et le stockage de 244 millions de tonnes de CO2 par an, ce qui représente 20% de l'objectif d'environ 1,2 milliard de tonnes de CO2 capturées et stockées par an à l'horizon 2030 proposé par l'Agence internationale de l'énergie (AIE).
Le challenge des prochaines COP est de réduire rapidement l’usage des combustibles fossiles et de faire décroitre rapidement les émissions de CO2 (et des autres gaz à effet de serre), y compris en utilisant le potentiel offert par les sédiments marins.
[1] https://www.global-once.org/
[3] Chadwick et al. Geological reservoir characterization of a CO2 storage site: The Utsira Sand, Sleipner, northern North Sea, Energy, 24 (2004).
[7] Anthonsena, K.L., et al. CO2 storage potential in the Nordic region. Energy Procedia 37 ( 2013 )
[8] https://fr.wikipedia.org/wiki/%C3%89nergie_au_Danemark
[11] Anthonsena, K.L (2013) cf. ci-dessus.
[12] Porthos Carbon Capture and Storage permit review. Report 1004192-01. Norwegian Research Centre AS (2021)
[14] https://www.iea.org/energy-system/carbon-capture-utilisation-and-storage/co2-transport-and-storage