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Le port secret

15 Septembre 1936

Arc-bouté sur le bordé tribord avant, Jean-Baptiste Charcot voit inexorablement son trois-mâts dériver vers les rochers de la pointe Akranes, dont il aperçoit les feux du phare entre les rafales de pluie. La tempête est terrible. Le gréement, ou ce qu'il en reste, est en lambeaux. La machine est impuissante à compenser l'inexorable dérive du navire vers la côte. Le Pourquoi Pas? a cessé d'être gouvernable dans des éléments déchaînés. Des trombes d'eau noient le visage du gentleman des pôles, chef de l'expédition. Sa casquette galonnée s'est envolée depuis longtemps.

 

Dans un fracas indescriptible le navire vient s'empaler sur les rochers. La quille est arrachée. La coque, renforcée pour résister aux glaces des pôles, commence à se déchirer sous les assauts répétés de l'océan. La salle de la machine est envahie et les mécaniciens remontent précipitamment sur le pont.

 

Le Pourquoi Pas? est perdu. Mais il faut sauver les hommes. Par geste Charcot échange avec le capitaine Le Conniat qui donne aussitôt l'ordre d'abandon du navire. Chacun des quarante-un hommes de l'équipage sait ce qu’il a à faire. Charcot, Le Conniat, le docteur Parat et le maître pilote Floury restent à bord. Ils aident les hommes à tenter de mettre les chaloupes à la mer mais la plupart y renonce. Les marins se jettent à l'eau pour, à la nage, tenter de joindre la côte islandaise, toute proche mais si hostile.

 

Charcot parvient à proximité d'une cage d'osier accrochée à la dunette, dans laquelle est ballottée la mouette Rita qu'il avait recueillie à bord voici quelques jours. Il ouvre la porte. Le voilier déploie ses ailes blanches et, véritablement aspirée par le vent, en un instant, s'écarte du grand mât. Avant que Rita ne s'envole, Charcot a vu son œil humide, comme si l'oiseau pleurait déjà sur le sort qui attend les humains.

 

Les quatre hommes sont maintenant seuls à bord. Avant de plonger, dans une mer en furie, le maître Gonidec, qui sera le seul rescapé de cette tragique aventure, garde l'image du chef de l'expédition, en uniforme, debout près du chadburn, imperturbable aux mouvements désordonnés d’un navire en train de sombrer par l'avant.

 

L'eau atteint désormais la poitrine des hommes. Jean-Baptiste Charcot reste parfaitement calme. A 69 ans il va mourir en action et c'est ce qu'il souhaitait. Il se revoit en mars 1908, avec Robert Falcon Scott, dans l'univers immaculé du col du Lautaret, pour les essais des premiers traîneaux motorisés, réalisés par de Dion Bouton. Finalement Scott en utilisera pendant son expédition au pôle Sud en 1911. Même si les engins lui ont paru peu convaincants Charcot sait qu'ils représentent l'avenir. Il est certain que les prochaines expéditions trans-antarctiques ou trans-Groenland se feront à bord de traîneaux à chenille.

 

L'eau glacée submerge sa tête. Il lui reste à vivre le temps d'expirer l'air de ses poumons. Son esprit s'évade déjà vers le temps de son enfance quand, dans le jardin de son grand-père maternel à Neuilly-sur-Seine, il jouait avec ses maquettes de voiliers sur le lac intérieur. Et puis un jour, avec une vieille caisse à savon, gréé d'un bâton en guise de mât et d'un torchon pour voile, il appareilla de son port secret, pour ne plus jamais revenir...

Référence :

Heimermann B. & Gérard Janichon G., 1991. Charcot, le gentleman des pôles, éditions Ouest-France, 251 p.

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